Une surface est minimale lorsque, son bord étant fixé, son aire est la plus petite possible. Une réalisation physique des surfaces minimales est offerte par les bulles de savon.
Selon la légende, la princesse phénicienne Didon débarqua sur le site de l’actuelle Carthage vers 800 avant notre ère. Les habitants acceptèrent de lui céder autant de terrain que la peau d’un bœuf pourrait en englober. L’astucieuse princesse coupa alors la peau en fines lanières, pour en faire une longue corde qu’elle déposa en cercle pour maximiser l’aire du terrain englobé (ou peut-être un demi-cercle, bordé par le rivage…). On parle de problème isopérimétrique : le périmètre d’une courbe étant donné, déterminer ce que doit être cette courbe pour qu’elle englobe la plus grande aire possible.
La question se généralise à la dimension supérieure : pour une surface extérieure donnée, le volume maximal possible est celui d’une sphère. C’est une manière d’expliquer la forme sphérique d’une bulle de savon : le film tend à minimiser son énergie, elle-même fonction de sa surface.
Surface obtenue expérimentalement en trempant deux cercles accolés dans de l’eau savonneuse, puis en perçant la bulle centrale, avant d’écarter les deux cercles.
Le statut particulier de la sphère
Si la sphère est minimale sous cet aspect, la reine des objets géométriques n’est pourtant pas considérée comme une surface minimale. Le terme est en effet réservé aux surfaces qui répondent à un problème résolu par Leonhard Euler en 1744, à savoir déterminer la surface qui, parmi toutes les surfaces passant par deux cercles parallèles, est d’aire minimale. La question peut être résolue expérimentalement avec un film de savon et un peu de savoir-faire.
Cette surface, nommée caténoïde, est obtenue en faisant tourner une chaînette autour de l’axe de symétrie commun aux deux cercles. Une chaînette est pour sa part la forme que prend une chaîne suspendue par ses deux extrémités. Les lignes électriques à haute tension, les câbles de téléphériques ainsi que les ponts himalayens en fournissent trois exemples.
Galilée pensait que les chaînettes étaient de simples paraboles, auxquelles elles ressemblent en effet. En réalité, l’équation de la chaînette est liée à la fonction exponentielle, plus précisément au cosinus hyperbolique
Elle s’écrit : où a est une constante réelle strictement positive.
Parabole (en rouge) et chaînette (en bleu) de même longueur, suspendues entre les mêmes points.
En 1755, Joseph Lagrange montra que le problème général de la détermination des surfaces minimales se ramenait à la résolution d’une équation aux dérivées partielles, nommée depuis équation d’Euler–Lagrange. Enfin, en 1776, Jean-Baptiste Meusnier montra que les solutions d’une telle équation avaient la propriété d’être des surfaces à courbure moyenne nulle (ce que ne sont pas les sphères, raison pour laquelle elles ne sont pas considérées comme minimales).
Meusnier découvrit aussi une seconde surface minimale, l’hélicoïde, la seule à être réglée (en plus du plan).
Courbures d’une surface
Plaçons-nous en un point M d’une surface. Les plans orthogonaux à la surface et passant par M découpent chacun une courbe sur la surface. Cette courbe possède une courbure en M.
La courbure mesure le caractère « non droit » d’une courbe en un point. Ainsi, une ligne droite a une courbure nulle, alors qu’une épingle à cheveux présente une courbure importante. La courbure peut être positive ou négative, selon le sens de la concavité par rapport au sens de parcours de la courbe. En mathématiques, le sens positif est l’inverse du sens des aiguilles d’une montre.
On considère souvent l’inverse de la courbure, appelé rayon de courbure. Il s’agit du rayon du cercle se confondant localement avec la courbe. Le rayon de courbure d’une droite est donc infini.
Sur le schéma, la courbure moyenne entre les points O et M de la courbe L (tracée en bleu) est le rapport entre l’angle que font les tangentes à L en O et M et la longueur S de l’arc sur L.
La courbure en O est quant à elle la limite de cette courbure moyenne lorsque M tend vers O. Son inverse est le rayon de courbure en O.
Le cercle C, tangent à L en O et de rayon R, est sans surprise le cercle de courbure en O à L. Localement, il s’agit du cercle approchant « le mieux » la courbe L. Ainsi, la courbure d’une droite est nulle, et celle d’un cercle est égale à l’inverse de son rayon.
Courbure moyenne entre O et M.
Lorsque le plan orthogonal varie autour de la normale en M à la surface, la courbe découpée change, et donc la courbure en M aussi. Elle possède un maximum et un minimum, que l’on appelle les courbures principales. Les plans correspondant à ces deux courbures principales sont perpendiculaires. La courbure moyenne de la surface en M est la moyenne de ses courbures principales.
Le problème de Plateau
Le résultat conjecturé par Plateau ne fut prouvé que dans les années 1930 indépendamment par Jesse Douglas et Tibor Radó. Douglas reçut la médaille Fields en 1936 pour ce résultat. La solution n’est cependant pas toujours unique. De même, toute surface minimale ne correspond pas à un film de savon : certaines peuvent correspondre à des équilibres instables du film. Tel est le cas, par exemple, de la surface trouvée par le mathématicien allemand Alfred Enneper en 1863.
Un coup de tonnerre
Depuis les précurseurs que furent Euler, Lagrange et Meusnier, de nombreuses surfaces minimales ont été découvertes, en particulier une infinité issue de la déformation progressive de la caténoïde en l’hélicoïde. Il existe aujourd'hui une centaine de familles « classiques » de surfaces minimales. On en trouvera un grand nombre dans l’œuvre du graveur Patrice Jeener, qui s’est particulièrement intéressé à ces objets en en représentant des aspects parfois étonnants.
Très récemment, le mathématicien brésilien Fernando Coda dos Santos Cavalcanti Marques et son homologue portugais André da Silva Graça Arroja Neves ont résolu des problèmes difficiles de géométrie différentielle, notamment en 2012 la conjecture de Willmore (énoncée en 1965). Ce faisant, ils ont ouvert la voie à la résolution d’une conjecture proposée en 1982 par le médaillé Fields Shing-Tung Yau, qui énonce que toute variété riemannienne tridimensionnelle possède une infinité de surfaces minimales régulières fermées. En 2017, en collaboration avec le Japonais Kei Irie, les deux complices ont prouvé la conjecture de Yau dans le cas générique. Antoine Song, doctorant travaillant sous la direction de Coda Marques, a enfoncé le clou en 2018 en prouvant la conjecture de Yau dans tous les cas. C’est un coup de tonnerre : on pensait que les surfaces minimales étaient en un sens « rares », voilà que l’on démontre qu’elles sont partout !
L’étude des surfaces minimales connaît ainsi un regain d’intérêt spectaculaire et nous réserve sans doute encore de nombreuses surprises.
RÉFÉRENCES
Dossier « Calculs astucieux de périmètres, d'aires et de volumes ». Tangente 154, 2013.
« Le problème de Plateau ». Guy David, exposé à Mons en mars 2012, planches disponibles en ligne.
Le graveur de mathématiques. Documentaire sur Patrice Jeener, 28 mn, 2016, disponible gratuitement à la bibliothèque de l'Institut Henri Poincaré pour usage personnel.